O golpe fascista fracassou!
6 FÉVRIER 1934, L’ÉVÉNEMENT CHOC : LES DROITES, LES GAUCHES ET LA RUE
FOCO | APRENDER COM A HISTÓRIA [EM FRANCÊS]
Aprender com os acontecimentos históricos. O 6 de fevereiro de 1934 em França.
ROMAIN DUCOULOMBIER
Agrégé et docteur en histoire
O golpe fascista fracassou!
No dia 6 de fevereiro de 1934, em Paris, uma manifestação dominada por ligas de extrema direita transformou-se num motim. O choque é imenso. A Terceira República, enfraquecida, está abalada por estes dias que mudaram a história das direitas, mas também da esquerda, em França. Com base em novas fontes e novos trabalhos de historiadores, Romain Ducoulombier analisa o curso dos acontecimentos, as estratégias dos atores e as consequências. Uma abordagem tanto mais útil porque cada vez que a rua fala, cada vez que se expressa um “pedido de autoridade” real ou suposto, a memória do 6 de Fevereiro é convocada.
Em 6 de fevereiro de 1934, uma manifestação dominada por ligas de extrema direita transformou-se num motim na Place de la Concorde, em Paris. Ela tem razão sobre um governo confiado ao radical Édouard Daladier no mesmo dia e renunciando no dia seguinte, embora ele tenha obtido a confiança dos parlamentares por três votações sucessivas num ambiente tenso. Não é um golpe fascista, muito menos uma revolução, mas continua a ser um símbolo, o do poder das ruas, um drama sangrento e o momento de grande medo na esquerda, ou melhor, entre a esquerda, face ao surgimento de fortes aspirações unitárias a partir das suas bases militantes. Também não é uma manifestação isolada, mas o momento paroxístico de uma mobilização, de um protesto de grande violência, iniciado antes e prolongado para além – em particular no dia 9 de Fevereiro e depois no dia 12 de Fevereiro, quando a iniciativa se desloca para a esquerda – tanto que deveríamos, sem dúvida, falar dos dias de fevereiro de 1934, e não do único e fatídico 6 de fevereiro – esta é pelo menos a hipótese do agora essencial livro dos historiadores Olivier Dard e Jean Philippet, que surge por ocasião deste 90º aniversário, é construído, em particular, a partir dos arquivos inéditos da comissão parlamentar de inquérito criada após os acontecimentos1. O 6 de Fevereiro não surgiu, portanto, do nada, pontuando com uma violência desenfreada uma profunda crise económica e política, americana e alemã antes de ser francesa, da qual sucessivos governos não conseguiram escapar, e que se alimenta de escândalos e ressentimentos contra o regime de a Terceira República. O acontecimento foi um choque suficientemente poderoso, em qualquer caso, para que os seus ecos ressoassem até hoje e alimentassem a comparação com o nosso contemporâneo.
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Le 6 février 1934, à Paris, une manifestation dominée par les ligues d’extrême droite tourne à l’émeute. Le choc est immense. La IIIe République, affaiblie, est ébranlée par ces journées qui ont changé l’histoire des droites, mais aussi des gauches, en France. À partir de nouvelles sources et de nouveaux travaux d’historiens, Romain Ducoulombier analyse le cours des événements, les stratégies des acteurs et les conséquences. Une démarche d’autant plus utile qu’à chaque fois que la rue parle, à chaque fois qu’une « demande d’autorité » réelle ou supposée s’exprime, le souvenir de ce 6 février est convoqué.
Le 6 février 1934, une manifestation dominée par les ligues d’extrême droite tourne à l’émeute place de la Concorde à Paris. Elle a raison d’un gouvernement confié au radical Édouard Daladier le jour même et démissionnaire le lendemain, alors même qu’il a obtenu la confiance des parlementaires par trois votes successifs dans une atmosphère tendue. Elle n’est pas un coup d’État fasciste, moins encore une révolution, et pourtant elle demeure un symbole, celui du pouvoir de la rue, un drame sanglant et le moment d’une grande peur à gauche, ou mieux parmi les gauches, confrontées à la montée depuis leurs bases militantes de fortes aspirations unitaires. Elle n’est pas non plus une manifestation isolée, mais le moment paroxystique d’une mobilisation, d’une contestation d’une grande violence, commencée plus tôt et prolongée au-delà – en particulier le 9 puis le 12 février, quand l’initiative passe à gauche –, à tel point qu’il faut sans doute parler des journées de février 1934, plutôt que du seul et fatidique 6 février – c’est du moins l’hypothèse du livre désormais incontournable des historiens Olivier Dard et Jean Philippet, qui paraît pour ce 90e anniversaire, construit notamment à partir des archives inédites de la commission d’enquête parlementaire constituée après les événements1. Le 6 février ne surgit donc pas de rien, ponctue d’une violence d’émeute une crise économique et politique profonde, américaine et allemande avant d’avoir été française, dont les gouvernements qui se succèdent n’ont pas su sortir, et qui se nourrit des scandales et du ressentiment contre le régime de la IIIe République. L’événement est un choc suffisamment puissant, en tout cas, pour que ses échos résonnent jusqu’à nos jours et nourrissent la comparaison avec notre contemporain.
Veillée d’armes
D’où surgit le 6 février ? La généalogie de l’événement lui-même, si tant est qu’on peut restituer une causalité certaine à une manifestation par définition instable et imprévisible, est assez claire. L’émeute surgit d’une crise multiforme, économique et politique, qui déverse dans la rue les militants des formations des droites nationalistes – les ligues.
L’hostilité contre les gouvernements élus depuis mai 1932, bâtis sur des coalitions de centre gauche, dites de « néo-cartel », en référence au cartel des gauches de 1924, ne cesse de grandir à droite. Les socialistes n’y participent pas et ces cabinets successifs reposent donc sur le parti radical presque seul. La priorité, pour les chefs des droites, est d’abord d’éviter un éventuel ralliement des socialistes par la mobilisation dans la rue. Tous considèrent qu’il faut imposer du dehors du Parlement les mesures qu’il semble incapable de prendre. Des formations politiques nationalistes originales, mouvements et non partis, les ligues, entendent se charger de ce coup de force : elles en sont l’instrument. Nées de l’inadaptation d’une partie de l’opinion française à la structuration de la vie politique par les partis, elles sont à l’origine des rassemblements transpartisans constitués pour atteindre un but ou servir une cause unique. Mais les droites nationalistes en font évoluer la forme : elles deviennent des organisations militantes dont l’objectif est d’occuper la rue et de s’y battre si nécessaire ; le 6 février n’est pas un coup d’essai pour ces « hommes d’ordre », pour qui la force est féconde.
Leur modèle est l’Action française, groupée autour du journal du même nom et du théoricien du nationalisme intégral, Charles Maurras. Les Jeunesses patriotes (JP) de Pierre Taittinger, nées d’une scission de la Ligue des patriotes en 1924, dont elles constituaient le service d’ordre, ont un style martial et paramilitaire nourri par un anticommunisme de combat ; mais les effectifs parisiens de ses « groupes mobiles » sont en réalité faibles. Les Croix-de-Feu, quant à elles, sont destinées à l’origine, en 1927, à rassembler une élite du feu : n’y sont admis que les combattants décorés ; mais sous l’impulsion de son chef, le lieutenant-colonel François de La Rocque, l’organisation a élargi son recrutement à toutes les classes sociales et pris une ampleur nouvelle, animée par une vision rigoureuse d’un ordre civil et moral « français », patriote, sous la direction autoritaire de son chef. Ni figurants dans les parodies de coup de force, ni mercenaires pour briser les grèves, les Croix-de-Feu ont leur objectif – un régime d’ordre – et veulent choisir leur moment. D’autres organisations, plus récentes, surgissent des tensions du début des années 1930. C’est le cas de la Solidarité française, financée par le riche patron nationaliste François Coty. Le mouvement rencontre un grand succès initial (il est créé en juin 1933), adopte un style volontiers violent (son noyau militant s’enchemise en bleu et salue le bras tendu « à la romaine »), aspire à un régime autoritaire dans le style mussolinien et voit en Hitler le principal rempart contre Staline – la germanophobie traditionnelle d’un Maurras recule incontestablement au profit de la fascination croissante pour la puissance nazie. Ces ligues, en dépit de leur dynamisme, n’ont pas d’état-major général, elles ne décident pas d’actions communes « au sommet », alors que la multi-appartenance est plutôt la règle « à la base » – une base impatiente, qui bouillonne : c’est l’une des clefs du 6 février. Malgré leurs divisions, une peur commune et profonde agite tous ces ligueurs : celle de la liquidation des acquis de la victoire de 1918 et de l’inutilité du sacrifice de la Grande Guerre, qui nourrit une véritable mystique. C’est au sein de la « génération du Feu » que les droites espèrent trouver la relève morale salutaire. « L’esprit des années trente », selon l’expression consacrée de l’historien Jean Touchard, est habité par l’appel à une réforme radicale de tout ou presque, à un changement nécessaire et urgent : il faut du nouveau, du « néo », c’est le préfixe du moment. La tectonique politique française est en mouvement.
La crise économique mondiale déclenchée aux États-Unis en octobre 1929 touche la France avec un décalage chronologique qui s’explique par la moindre dépendance de l’économie nationale à la croissance américaine. La peur du chômage, qui grimpe, s’ajoute à la mobilisation antifiscale, au sentiment d’impuissance et au naufrage de l’illusion de l’immunité française à la crise. Plus encore qu’économique, la crise paraît bien davantage morale aux hommes du 6 février, et c’est à l’esprit de 1914, à la « race » française et à la force qu’ils font appel, contre la décadence et la corruption du régime parlementaire. L’antiparlementarisme est le principal carburant des événements de 1934, nourri par une instabilité gouvernementale bien réelle et par le dégoût pour les « affaires ».
L’affaire Stavisky est un catalyseur. On manque de place pour retracer le parcours d’Alexandre Stavisky, cet escroc de génie d’origine ukrainienne et juive, mégalomane et flambeur, dont les entreprises frauduleuses changent d’échelle à la fin des années 1920. L’affaire du Crédit municipal de Bayonne, qui éclate fin 1933, révèle l’ampleur de son réseau de corruption et d’influence. Le gouvernement radical formé par Camille Chautemps en novembre 1933 doit faire face au scandale ; il va être emporté. Faveurs et compromissions éclatent au grand jour. Pour Camille Chautemps, c’est une catastrophe, qui se transforme en désastre avec le suicide de Stavisky le 8 janvier 1934. Toute la presse, à droite, mais aussi à gauche, soupçonne un assassinat. Le 9 janvier, un millier de membres des Camelots du roi, le service d’ordre et de protection de l’Action française, manifestent boulevard Saint-Germain au cri d’« À bas les voleurs » : c’est le premier acte vers le 6 février.
Les ligues mobilisent
Les ligueurs sont 4 000 le 11 janvier, selon la police2. Le 27 janvier, le gouvernement démissionne. À ce moment, l’agitation nationaliste gagne la capitale chaque soir, la violence augmente, les manifestants harcèlent la police en jetant à ses agents tout ce qui leur tombe sous la main, puis en se dérobant : à ces « armes par destination » s’ajoutent les habituelles cannes et manches de pioche des Camelots et des JP. Progressivement, la foule parisienne et populaire des faubourgs, sympathique au mouvement et chauffée à blanc par la presse, se joint aux manifestants. Elle va jouer un rôle déterminant le 6 février. Le 25 janvier, la branche parisienne de l’Union nationale des combattants (UNC), une puissante association d’anciens combattants proche des droites nationalistes (72 000 membres au total), décide de mobiliser ses groupements. Bien que sa direction soit, elle aussi, éclaboussée par l’affaire Stavisky, son appoint est déterminant pour la suite3.
Cette mobilisation continue met les droites en ébullition dans la capitale. Il faut encore un déclencheur : il vient du déplacement forcé du préfet de police Jean Chiappe. À la tête de la police parisienne depuis 1927, bonapartiste et fortuné, Chiappe est détesté par la gauche, et les socialistes font de sa démission la condition d’un éventuel soutien à un gouvernement d’Union nationale dirigé par le radical Édouard Daladier, le successeur présumé de Camille Chautemps. C’est surtout un ennemi juré des communistes, dont il interdit les manifestations dans la capitale, qu’il étouffe par des arrestations préventives redoutablement efficaces. Ces derniers ne lui ont jamais pardonné la répression brutale des mobilisations contre l’exécution des anarchistes Sacco et Vanzetti en 1927. Mais l’équation se complique pour Daladier : son sacrifice à la gauche risquerait de le couper de la droite, dont il a besoin pour établir autre chose qu’un simple gouvernement radical, devenu impossible avec le scandale Stavisky. Il doit se décider avant l’investiture. Sans ménagement, Chiappe est muté le 3 février au soir. Daladier, qui doit obtenir la confiance de la Chambre le 6, sait que cette décision ne passera pas sans heurts. Mais personne n’imagine ce qui deviendra « le 6 février ». L’UNC de la Seine, l’AF, les Croix-de-Feu, les JP et la Confédération générale des contribuables appellent à manifester – sans oublier l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC) communiste, nous y reviendrons. Mais ils convergent tous vers ce moment décisif avec leur propre agenda. Pierre Taittinger, le chef des JP, se rallie le 5 à l’initiative, en plein accord avec les élus de droite alors nombreux du conseil municipal de Paris, comptant sur la fraternisation avec la police parisienne. La Rocque, lui, a mobilisé ses Croix-de-Feu impatients dans la rue le 5, et le soir même, appelle à manifester le lendemain : c’est la peau du gouvernement Daladier qu’il veut, pour un autre de salut public. Les attaques antisémites contre Blum sont directes, l’appel au peuple contre les « politiciens pourris » pressant.
La manifestation
La division des instigateurs de la manifestation du 6 comporte une première conséquence : elle va commencer en plusieurs points de la capitale. Le dispositif policier prévu pour y faire face est massif ; c’est toute la police parisienne, en réalité, qui est mobilisée. 30 000 manifestants sans doute se répandent dans la capitale et c’est un noyau de quelques milliers d’émeutiers au maximum qui joue le premier rôle sur la Concorde. La place devient en effet l’épicentre de l’émeute, pour deux raisons : elle a été négligée dans le dispositif policier initial, au profit de la protection de l’Élysée, de l’Hôtel de Ville, du ministère de l’Intérieur ; plusieurs cortèges, ceux des JP et de la Solidarité française, y sont refoulés, au hasard des blocages et des infiltrations. Ils vont s’y déverser alors que la place est déjà conquise par les manifestants – dès 16 heures – et que le débat d’investiture du gouvernement se prolonge. C’est donc rive droite que tout se joue, car les cortèges de la rive gauche sont bloqués par les cordons des forces de l’ordre. Plus tard, La Rocque criera avoir « enveloppé » la Chambre par le choix de deux cortèges séparés, mais il n’en est rien en vérité.
Dès lors, place de la Concorde, l’agitation menaçante est péniblement contenue par des effectifs policiers en nombre insuffisant. Les premiers coups de feu, sans doute tirés par des agents en difficulté, poursuivis par la foule exaspérée, retentissent vers 19 h 20. Les premiers morts tombent quelques minutes plus tard, quand les manifestants tentent de franchir le pont de la Concorde. La fusillade déclenchée par la police est nourrie – l’enquête ultérieure le montre. Vers 22 h 30, une colonne de l’UNC débouche sur la place, est bloquée, repart vers les Champs-Élysées. Les foyers d’agitation se multiplient. Ainsi, le ministère de la Marine est envahi, gagné par un incendie vite maîtrisé. À 23 h 30, une dernière charge des forces de l’ordre reprend le contrôle de la place ; la fusillade reprend de plus belle. Le journaliste à L’Illustration, Jean Ducrot, interrogé par la commission d’enquête, évoquera une véritable « battue4 ». Les groupes se dispersent, l’agitation reprend ici et là jusqu’à 2 heures du matin. C’est terminé. Quinze morts, dont un membre des forces de l’ordre, restent sur le pavé ; quatre autres personnes meurent de leurs blessures dans les semaines, les mois qui suivent. Quant aux blessés, on les dénombre par centaines. Près de la moitié des blessures infligées à la police l’ont été par des jets de projectiles ; parmi les manifestants, 84 personnes sont blessées par balles. Une conclusion ressort de ces calculs des historiens Olivier Dard et Jean Philippet : la première fusillade de la Concorde, entre 19 h 30 et 20 h, a été particulièrement mortelle, elle a plutôt touché des militants ligueurs, en pointe des violences ; la seconde, légèrement moins meurtrière, frappe des curieux, de simples passants, ou des manifestants opportunistes, gagnés par la fièvre ambiante. Car la sociologie des victimes met en avant une autre conclusion : le 6 février est le fruit de la révolte des classes moyennes inférieures, pressurées par la crise et par la politique gouvernementale d’austérité, que les ligues ont été capables d’emmener à leur suite5. Le centre de Paris est dévasté, les vitrines du Fouquet’s percées de balles ou brisées par les projectiles.
Le lendemain, par une affiche qui ne fut jamais collée du fait de sa démission, annoncée à 16 heures, Daladier dénonce un « essai de coup d’État » organisé par des « factieux ». Cette interprétation des événements va dominer à gauche. Les droites espèrent l’émergence d’un homme providentiel ; en lieu et place, Gaston Doumergue, âgé de 71 ans, un « père de la patrie » selon l’expression d’Henri de Kerillis, forme un gouvernement d’Union nationale (le maréchal Pétain y est ministre de la Guerre). Ce nouveau gouvernement ne durera guère : il tombe dès novembre 1934. Le soir même du 7, de nouveaux affrontements, de moindre ampleur, se produisent. Ils vont se prolonger durant les semaines qui suivent, entre les droites et les gauches. Car l’initiative, désormais, est passée à gauche, en dépit de sa division. Les droites nationalistes ont bien un projet de « Front national », mais il se heurte bientôt à une fin de non-recevoir de la part de La Rocque. Son organisation est la seule à voir ses effectifs gonfler après le 6 février.
Socialistes et communistes : deux « 6 février »
La division entre les communistes ralliés à l’Internationale communiste et les socialistes de la « vieille maison » autour de Léon Blum remonte au congrès de Tours en décembre 1920 : elle est donc déjà ancienne, mais s’est nourrie d’une décennie de rivalités et d’imprécations réciproques. Au début des années 1930, la situation des deux partis n’est pas bonne. Le Parti communiste est plus que jamais isolé dans une attitude sectaire et ses effectifs ont fondu ; il ne dispose guère que d’une dizaine de députés à la Chambre. Les socialistes sont confrontés, quant à eux, à de fortes tensions internes. Les « néo-socialistes » (Marcel Déat, Adrien Marquet et d’autres), regroupés autour d’un programme « Ordre, autorité, nation » fort peu conforme à l’héritage traditionnel de la SFIO6, ont été exclus en 1933 ; communistes et radicaux tentent d’en profiter. Rongés par le « remords du pouvoir », selon l’expression bien établie des historiens Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, les socialistes sont confrontés à la sempiternelle question de leur participation ministérielle. Le 6 février, ils adoptent une stricte attitude défensive et mobilisent leurs Jeunes gardes, le service d’ordre du parti, pour protéger le siège et les sections ; à la Chambre, les socialistes ont voté la confiance à Daladier, sous la pression des circonstances, dira Blum.
Le 6 février des communistes est passablement plus complexe. Des communistes participent activement à l’agitation de février, au nom d’une « ligne » dure maintenue à tout prix par la direction du parti, alors que toute la gauche est à la veille d’un tournant unitaire, dont les communistes devaient finalement être les principaux bénéficiaires ! C’est ce cours alambiqué des choses qu’il faut éclairer pour envisager l’ensemble des enjeux du 6 février et de ses conséquences.
Les événements de 1934 en France se situent dans le sillage d’un séisme autrement plus puissant pour les communistes : l’arrivée de Hitler au pouvoir (30 janvier 1933) et la destruction, malgré sa puissance apparente, du parti communiste allemand – un modèle pour les partis frères en Europe. Devant le Bureau politique, André Ferrat reconnaît, le 2 mars, que la réaction du PCF a été « tardive » et la lutte pour le « démasquement de la social-démocratie » est restée prioritaire7. Maurice Thorez, le très prometteur n°1 du parti – né en 1900, il n’a que 34 ans –, et la direction du parti s’efforcent d’imposer le silence sur les conséquences de la division de la gauche allemande. Peine perdue. Devant le congrès antifasciste salle Pleyel à Paris, en juin 1933, pourtant organisé à l’initiative de l’Internationale communiste (IC), le radical dissident Gaston Bergery, à la tête de son propre mouvement, Front commun, qui assimile les ligues au fascisme et fait volontiers le coup de poing contre elles, en appelle ainsi à l’unité des gauches, non sans déplorer les erreurs dont le KPD s’est rendu coupable. « Bergery s’est livré à une attaque contre le PC allemand pour faire partager les responsabilités avec les social-démocrates », lui répond le Bureau politique8. Aujourd’hui encore, le débat n’est pas clos. Quoi qu’il en soit, l’IC maintient son veto à l’encontre de toute discussion « par le haut » avec la gauche socialiste. La tentation existe, pourtant. En février 1933, Maurice Thorez, en accord avec Eugen Fried, le principal envoyé clandestin de l’IC à Paris, est sévèrement rappelé à l’ordre pour avoir organisé avec la SFIO et le Parti d’unité prolétarienne (PUP) une entrevue dans le but d’organiser « une controverse sur l’unité d’action du prolétariat9. » Jusqu’au printemps 1934, la direction thorézienne renonce donc à toute tentative nouvelle en ce sens et laisse aux socialistes et à la CGT l’initiative de ces propositions. C’est encore le cas lors de la grande manifestation antifasciste du 12 février 1934. Au début de 1934, les communistes français sont dans une situation impossible et certains d’entre eux le savent.
Les tensions internes au PCF sont en réalité très fortes et désormais bien documentées. Face au danger « fasciste » et « hitlérien », le principe d’initiatives communes avec les socialistes est discuté à l’intérieur du parti. La question est débattue de façon intense au sein du mouvement « contre la guerre » constitué lors du congrès d’Amsterdam en août 1932 – d’où son nom de « mouvement d’Amsterdam » –, sous la houlette de l’écrivain Henri Barbusse. L’antifascisme officiel des communistes au printemps 1934 se résume encore à un anti-impérialisme généralisé, qui assimile les démocraties occidentales avec l’Allemagne et l’Italie et confond les socialismes avec l’avant-garde du fascisme – le fameux « social-fascisme ». Selon cet argumentaire pour le moins sectaire, les socialistes feignent de combattre le fascisme alors qu’ils en préparent la victoire par leur besogne de division de la classe ouvrière. Toute discussion « au sommet » avec les socialistes est donc impossible ; mais pas « à la base », avec leurs militants et sympathisants, pour les attirer au PC : c’est ce que les communistes appellent le « front unique ». Pour Barbusse, il devient évident qu’il faut « élargir » le « front unique », aussi loin que possible, sans rompre la discipline militante – mais c’est un exercice d’équilibriste bien vite dépassé par les événements. Interlocuteur influent, en relation directe avec Staline lui-même, Barbusse estime qu’il est impossible de séparer mobilisation contre la guerre et contre le fascisme : le fascisme, c’est la guerre et condamner la France comme une puissance fasciste paralyse toute action, de plus en plus urgente. L’avènement du nazisme contient en effet une menace de guerre à laquelle les Français ne peuvent être indifférents, c’est aussi une angoisse de 1934 : avec Hitler, le spectre de la guerre renaît. Guy Jerram, l’un des collaborateurs de Barbusse dans le mouvement d’Amsterdam, lui écrit nettement le 14 mars 1934 : « Ne pas tout faire, et immédiatement, pour réaliser le front unique antifasciste en France, c’est préparer inévitablement une nouvelle défaite du prolétariat international10. » C’est un point crucial pour nous : l’idée d’une stratégie d’alliance à gauche est sortie, chez les communistes, des débats et des impasses du « front unique », qui s’est avéré de toute façon presque toujours inefficace11.
Dans ces conditions, le développement de l’antifascisme « à la base » est sans doute le seul salut possible. Un autre responsable communiste de premier plan l’a compris : Jacques Doriot. Principal rival de Maurice Thorez, le n°1 du parti, Jacques Doriot est né d’un alliage de la tribune et du cortège de tête. Député-maire de Saint-Denis, il est aussi, par son tempérament, par son style volontiers populiste, par son enracinement dans la « banlieue rouge », une figure communiste incontournable, l’« enfant chéri » de l’IC. « L’attitude de cet ancien ouvrier doué et robuste est un revers pour le PCF », reconnaît Dimitrov, le patron de l’IC tout récemment propulsé à sa tête par Staline, devant Thorez lui-même, le 11 mai 1934. Malgré sa haine ressassée pour les « chefs » socialistes, Jacques Doriot pousse à l’unité d’action. L’affrontement des deux hommes pour la prééminence dans le parti est la toile de fond de l’engagement communiste le 6 février et dans les jours qui suivent. Elle explique que les anciens combattants communistes, rassemblés dans l’ARAC, décident d’y aller, rond-point des Champs-Élysées, au nom du rejet de toute révision des pensions des vétérans, mais aussi contre le gouvernement Daladier et le « régime des escrocs » – l’affaire Stavisky a aussi fait son œuvre chez les communistes. Dans L’Humanité, les consignes aux militants excluent cependant tout cortège pour privilégier des regroupements dispersés (et interdits, d’ailleurs), non seulement avec l’ARAC, mais aux portes des usines et des « lieux de concentration des ouvriers ». Le risque est évident : être emporté par le mouvement, la masse des ligueurs, noyé – et compromis – dans des incidents éventuels. Finalement, les communistes ne déplorent pas de victime lors des affrontements du 6, sans quoi la réécriture de l’événement aurait été plus délicate encore. Mais ils sont parvenus à effacer leur présence en cavalier seul de la mémoire dominante du 6 février.
9 et 12 février 1934 : l’initiative passe à gauche
Les suites du 6 février sont déterminantes à un double titre pour les gauches, à commencer par les communistes : les manifestations du 9 et du 12 février vont déborder les limites étroites dans lesquelles la direction du parti tente de conserver le mouvement. Elles sont un nouvel épisode crucial dans la lutte sourde entre Maurice Thorez et Jacques Doriot et amorcent un mouvement unitaire qui aboutira, on le sait, à la victoire du Front populaire deux ans plus tard, en juin 1936.
Dans l’immédiat, outre les démarches unitaires de Doriot avec les socialistes à Saint-Denis, deux initiatives s’avèrent déterminantes : l’organisation d’une manifestation séparée des gauches socialiste et communiste, le 9, et la grève générale de la CGT, annoncée pour le 12 février. La préparation de la manifestation du 9 est révélatrice : la direction communiste n’en est pas à l’origine, mais s’y rallie dans un esprit rigide de « front unique », multipliant les imprécations contre les socialistes et les syndicalistes confédérés. Pourtant, le 9, les communistes sont en force et Doriot est en tête, malgré l’interdiction de la manifestation ; des barricades apparaissent ici et là, la confrontation est très dure et se conclut par la mort de quatre manifestants. Mais la manifestation a une première conséquence : les communistes ont engagé la reconquête de la rue, encore dominée par les droites. La « grève générale » du 12, pour la CGT – qui, ne l’oublions pas, est séparée depuis le début des années 1920 d’avec sa rivale communiste, la CGTU –, est quant à elle le seul moyen de « faire échec au coup d’État réactionnaire », selon les termes de son secrétaire général, Léon Jouhaux. Les communistes annoncent leur soutien au mouvement la veille et c’est cette imprudence, peut-être calculée, de toute façon inévitable, qui engage un processus de rapprochement par la base désormais difficilement contrôlable. En dépit de situations très diverses, en région parisienne comme en province, et de la persistance parfois de la division entre les organisations, le succès est incontestable et symbolique : cours de Vincennes, les deux cortèges socialiste et communiste, organisés séparément, se rejoignent, à l’initiative très claire des manifestants qui s’impatientent devant les pudeurs de la direction. Le « mémorandum » que le secrétariat romain de l’IC consacre aux journées de février le 26 mars le reconnaît : « Une grande vague de front unique a déferlé dans les journées de février et en particulier pour la préparation de la grève générale. […] Le front unique s’est fait dans la confusion, les organisations du parti ne se tenant pas assez fermement sur la ligne du parti12. » Un manifestant est tué à Malakoff, un autre à Boulogne-Billancourt. Quand son poème Hourra l’Oural paraît en juillet 1934, alors même que le pacte d’unité d’action est sur le point d’être conclu, Aragon le dédicace aux six morts « tombés les 9 et 12 février 1934 dans la lutte antifasciste ». Aragon restaure ainsi la continuité apparente d’un printemps de rupture. Au total, les journées de février 1934 feront une trentaine de morts, un chiffre qui témoigne de l’ampleur des violences et du désarroi du moment.
La défaite de Jacques Doriot
Février 1934 comporte une autre conséquence pour les communistes : c’est la dernière étape du conflit ouvert entre Jacques Doriot et Maurice Thorez. En tant que député-maire de Saint-Denis, dont il est devenu l’édile en 1931, Jacques Doriot mesure la force du suffrage, qui lui donne de l’autonomie face au parti. Il est à la tête d’une ville-symbole pour les communistes, parce que Saint-Denis est la capitale des « métallos » et qu’elle pèse dans le capital militant communiste. Le processus qui devait amener Jacques Doriot à la dissidence s’enclenche véritablement fin 1933, quand celui-ci pose devant le Bureau politique la question du changement de stratégie à l’égard des socialistes. Maurice Thorez, par contre, s’est vu reprocher sa disparition personnelle pendant les journées décisives de février. Il ne réapparaît publiquement que le 8 mars. Ses différents biographes se sont interrogés sur cet écueil dans le parcours du leader communiste. Le 7 février 1964, Maurice Thorez, quelques mois avant sa mort, se remémore ces circonstances dans ses carnets désormais publiés : « À cette date, en 1934, […] j’étais emmené fiévreux et sous le coup d’une angine qui dura plus d’un mois, chez un camarade de L’Haÿ[-les-Roses], pour des raisons de sécurité. Et Jeannette que je n’avais pu [faire] prévenir m’attendait13… » La protection clandestine de la direction prime ; de fait, Jacques Duclos, l’un des principaux responsables du parti, est arrêté brièvement le 7, mais aussitôt relâché. Des raisons personnelles jouent aussi, puisque désormais sa liaison avec Jeannette Vermeersch (qui participe à la manifestation du 9) est officielle. Mais cette absence étonne tout de même et aucun document à ma connaissance n’indique que Maurice Thorez puisse s’être rendu à Moscou pendant ce laps de temps. L’historien John Bulaitis souligne à juste titre que Maurice Thorez a défendu par trois fois le principe de discussion avec les socialistes depuis 1931. C’est donc sur un terrain commun, et non sur des terrains opposés, que Jacques Doriot et Maurice Thorez s’affrontent. Pour John Bulaitis, Maurice Thorez connaît une seconde crise morale, à un moment dramatique qui semble annoncer la victoire de son rival14. Pourtant, en mai-juin 1934, sa victoire est complète.
Elle s’est décidée ailleurs et se déploie en deux étapes. Le 7 avril 1934, Georges Dimitrov rencontre Staline au Kremlin. Responsable jusque-là du Bureau occidental de l’IC à Berlin, évacué en catastrophe après l’avènement des nazis au pouvoir, Dimitrov est un militant clandestin d’origine bulgare encore inconnu du grand public. Fin février 1933, il est arrêté par les nazis au lendemain de l’incendie du Reichstag et accusé d’en être l’instigateur. Soutenu par une grande campagne orchestrée par Willi Münzenberg, l’homme de l’ombre des campagnes de l’IC, Dimitrov se retrouve au centre d’un procès spectacle mal préparé, et qui tourne au fiasco pour les nazis, le célèbre « procès de Leipzig ». Acquitté, Dimitrov est triomphalement accueilli en URSS et bientôt propulsé à la tête de l’IC. Lors de son entrevue avec Staline, le 7 avril, Dimitrov se voit expliquer, comme il le consigne dans son journal, que les « travailleurs européens ont des liens historiques avec la démocratie parlementaire » : « Il faut leur montrer que la bourgeoisie est en train de renoncer à la démocratie pour glisser vers le fascisme15 ». Deux mois plus tard, Staline confirme la nouvelle ligne. Le 1er juillet, Dimitrov adresse à Staline une série de questions sur la social-démocratie et le « front unique ». À la nécessité de « rejeter l’idée que le front unique ne peut être construit que par le bas, et d’arrêter de considérer tout appel simultané à la direction d’un parti social-démocrate comme de l’opportunisme », Staline ne dément pas, mais ajoute en marge : « Néanmoins, le front unique par le bas est le fondement16 ». La ligne unitaire du printemps 1934 est bien l’extension à tout le mouvement communiste d’une mise à jour de la vieille politique de front unique discutée de longue date, on l’a vu. Quant au changement de stratégie de Staline, il s’explique d’abord par des considérations géopolitiques : l’avènement de Hitler au pouvoir provoque un lent rapprochement avec les démocraties libérales, qu’il faut ménager désormais. Dans ces conditions, une alliance à gauche peut s’avérer utile. La lenteur avec laquelle Staline a procédé explique le sentiment de blocage qui entoure les actions communistes début 1934 : tout est suspendu aux évolutions du « patron ».
La seconde étape se produit le 11 mai 1934. Maurice Thorez rencontre Dimitrov à Moscou. Étrangement, cette entrevue décisive, à laquelle les historiens ont fait parfois référence, n’est restée jusqu’ici connue que par de courts extraits. Elle est exploitée ici pour la première fois dans sa version intégrale, que j’ai consultée dans les archives d’Alfred Kurella, à Berlin17. Proche d’Henri Barbusse, Alfred Kurella, un des hommes-clefs du mouvement d’Amsterdam, est alors le secrétaire personnel de Dimitrov ; il sera, bien plus tard, le patron de la Commission des affaires culturelles du parti au pouvoir en RDA – d’où la conservation de ses archives à Berlin. Présent à Moscou à l’arrivée de Maurice Thorez fin avril, Alfred Kurella assiste aux conversations « si importantes, je dirais presque historiques », dira-t-il, qui se déroulent alors. Long de neuf pages, le sténogramme entérine la nouvelle ligne : « Le mur entre les travailleurs communistes et socialistes doit être abattu », conclut Dimitrov. « Les masses sentent que la question du pouvoir est posée », ajoute-t-il, mais le mot d’ordre des « Soviets » ne « représente plus rien de pratique » pour elles : l’heure est à la « démocratie prolétarienne ». Quant à Jacques Doriot, son exclusion est entérinée, mais elle doit être négociée à l’avantage du parti. Jacques Doriot veut être exclu, souligne Dimitrov : sa liquidation doit sembler de son fait et les dégâts commis sur l’organisation du parti limités. En fait, les grandes manœuvres pour isoler son fief dyonisien ont commencé dès février, et Maurice Thorez, supposément fiévreux, n’est pas resté inactif. Jacques Doriot est finalement exclu en juin, la « casse » a été contrôlée. La victoire de Maurice Thorez est totale, même si elle est paradoxale : c’est par la fidélité à tout prix à Staline que l’on remporte des victoires. Le ressort de l’ascension de Maurice Thorez, c’est la loyauté et le changement dans la discipline, dans le cadre rigide d’un univers hiérarchique dominé par le groupe stalinien et son autorité incontestable, qui s’est montré pourtant, au milieu des années 1930, d’une étonnante souplesse tactique. Sous sa houlette, s’engage après février une séquence nouvelle à l’issue de laquelle le parti ne devait plus jamais être le même. Dès la fin de la Conférence nationale d’Ivry, tenue du 23 au 26 juin, une fois Maurice Thorez revenu à Paris, l’unité d’action est devenue le nouveau mot d’ordre. Le 27 juillet 1934, le pacte d’unité d’action avec les socialistes est signé. C’est là sans doute l’effet diffracté le plus étonnant de l’événement du 6 février – un accélérateur de l’histoire.
Conclusion : « Dis-moi quel est ton 6 février et je te dirai qui tu es »
Coup d’État, complot contre la République, ou simple émeute ? La qualification des événements du 6 février constitue en elle-même un enjeu politique. Elle est indissociable d’un autre débat au long cours, aujourd’hui un peu passé de mode, sur le « fascisme français ». La commission d’enquête parlementaire, constituée le 19 février 1934 à l’initiative des socialistes, s’est trouvée bien en peine d’établir un véritable complot, alors qu’elle y avait intérêt. Elle est en effet composée en majorité de parlementaires de la gauche « néo-cartelliste » de 1932. Les ligues étaient animées, cela fait peu de doute, d’une haine profonde contre le régime, auquel elles voulaient substituer un « régime d’ordre » autoritaire, bien dans l’air du temps. La France est la patrie du « nationalisme », c’est sa contribution déterminante, explique l’historien Pascal Ory, à l’histoire des mouvements et des régimes autoritaires en Europe18. Est-il besoin dès lors de recourir au modèle fasciste pour interpréter le 6 février ? Le fascisme, lui, vient de la guerre, du choc de la Première Guerre mondiale. C’est ce qui fait sa force : il qualifie bien la nouveauté du moment – non seulement les défilés paramilitaires, mais la fascination pour la prise de pouvoir violente, révolutionnaire, à droite. À moins que cette alliance entre droite nationaliste et gauche révolutionnaire ne soit, elle aussi, un héritage bien français, comme l’avait avancé en son temps l’historien Zeev Sternhell19 ? Héritage, style, ambiance : le 6 février est le fruit de tout cela à la fois. Réduire l’événement aux ligues est de toute façon une erreur d’appréciation : la manifestation du 6 février s’est grossie d’un élan populaire et boulevardier spontané, qui explique en partie le débordement des forces de police. C’est l’une des conclusions majeures du livre d’Olivier Dard et de Jean Philippet20.
Le choc de l’événement a été si grand qu’il est impossible de ne pas en envisager les échos historiques. Cet anniversaire du 6 février, qu’on aurait aimé oublier, semble au contraire raviver de vieux souvenirs, recomposés par un nouveau vocabulaire – « gilets jaunes », populisme, maintien de l’ordre, union et désunion des gauches… À chaque fois que la rue parle, le souvenir du 6 février rejaillit. Il n’est jamais très loin non plus quand renaît la « demande d’autorité » réelle ou supposée qui s’exprimerait dans le pays. Rien n’interdit par ailleurs de confronter le 6 février à d’autres contextes. La comparaison avec le 7 janvier 2021 aux États-Unis, le jour de l’assaut contre le Capitole, est à cet égard fascinante. Des milices d’ultradroite paramilitaires infiltrées dans une foule chauffée à blanc par un président battu, le parfum du scandale Epstein, mort dans sa cellule le 10 août 2019, entretenu par le complot QAnon, la dérive fondamentaliste du parti républicain face aux transformations des démocrates « métropolisés » et radicalisés par une aile gauche très active… Faut-il n’y voir que des maladies proprement américaines ou un événement d’époque ?
C’est sans doute pour les gauches que le 6 février est devenu le plus clair, et peu importe que la menace brandie du « fascisme » soit excessive ou discutable. Le premier héritage de cette lutte est juridique : c’est la dissolution des ligues. Il nous a manqué toute la place pour lui donner son importance, mais on ne saurait l’oublier. Les gauches l’ont réclamée dès février, les ligues sont dissoutes en vertu de la loi du 10 janvier 1936, adoptée avant l’arrivée au pouvoir du Front populaire donc, par un gouvernement Laval en phase terminale, qui s’achète ainsi un sursis politique. Dès l’origine, cette loi fait l’objet de discussions qui se poursuivent aujourd’hui, quant à son efficacité, son instrumentalisation par le pouvoir et la menace qu’elle pouvait faire peser sur les libertés publiques. Quoi qu’il en soit, le 6 février est aussi, pour les gauches, un coup de semonce et un pivot. Leur division leur est apparue plus que jamais comme une certitude de défaite et c’est de ce constat, qui a saisi leurs « bases » avant tout, que naît le Rassemblement populaire – une expérience volontariste en politique, menée par une pratique démocratique et à ce titre profondément originale dans une Europe « brune » de plus en plus martiale.
Publicado | Fundação Jean Jaurés
AUTOR | ROMAIN DUCOULOMBIER
Il est enseignant en lycée et en classes préparatoires. Il est l’auteur de Camarades. La naissance du parti communiste en France (Perrin, 2010), d’une Histoire du communisme (PUF, coll Que-sais-je, rééd. 2022) et de l’édition critique de textes de Léon Blum, Le Congrès de Tours. Le socialisme à la croisée des chemins (Gallimard, Folio Histoire, 2020).
Il est lauréat du Prix de la Fondation Jean-Jaurès en 2003 pour son mémoire de DEA de science politique sur la première période du communisme français entre 1917 et 1925.